[Parcours de lecture] Pour en finir avec la démocratie participative
Mon avis sur ce livre & une sélection de passages cités et titrés par mes soins - format hors série que je propose 3 à 5 fois par an
Pourquoi ce livre ? Voilà un livre d’acupuncture : il pique au bon endroit pour tenter d’aller mieux ! Si vous pratiquez l’action publique, vous devez bien aussi ressentir que quelque chose a déraillé dans la participation citoyenne. Manon Loisel et Nicolas Rio ont le constat précis, illustré et sévère. Derrière ces adjectifs se cache pourtant une exigence démocratique stimulante !
Nonobstant des débats techniques sur les dispositifs sensés cocher le mieux possible la case du “présentisme” (“combien de participants à ma réunion publique?”), les auteurs montrent que la promesse initiale d’un retour au peuple s’est marchandisée et bureaucratisée. Ponctuelles, sans possibilité de suivi, les paroles citoyennes sont agrégées et aseptisées. Elles arrivent trop souvent filtrées, désincarnées et difficiles à interpréter par les agents et les élus concernés qui portent les politiques publiques ! Plus grave : trop souvent personne ne répond à l’image spectaculaire des cahiers de doléances de 2019 numérisés analysés puis… enterrés aux archives et à la Bibliothèque Nationale de France.
Les collectivités posent des questions à des citoyens individuels, surtout pas des collectifs, disqualifiés d’emblée comme des opposants potentiels. La manière de poser les questions exclue par construction les inaudibles (même si des exceptions existent et elles sont citées dans le livre). Et si la démocratie c’était aussi des corps intermédiaires citoyens parfois pénibles ? Mais, non d’un chien, c’est ça la démocratie locale ! Si on est pas prêt à entendre faut pas tenter d’écouter.
Ce constat sévère, poussé plus loin, révèle le caractère jupitérien de nos exécutifs locaux. Pas de vagues, il faut que ça roule et que “les délibs passent” sans trop de débat public. Le débat ? Il existe en commission ou dans le bureau du Maire et dévitalise trop souvent les séances publiques de nos assemblées réduites à des chambres d’enregistrement de délibérations techniques.
Et les auteurs de remettre en exergue le rôle de négociateurs des élus, par contraste avec le rôle de décideur trop souvent souligné. Non les élus ne sont pas des supers DGS, ils sont là pour organiser des controverses et permettre de trancher.
Et puis il est temps, si j’ose dire, d’injecter des inaudibles dans la machine. Car la question n’est pas seulement de prendre le temps d’écouter les gens mais aussi de négocier nos transitions justes, de prendre des engagements opposables. On parle moins ici de “courage politique” d’une saine diplomatie ouverte et locale, très absente de nos territoires.
J’espère que les collègues en charge de la participation citoyenne ne vont pas comprendre ce livre comme une “condamnation de consultants”. Ce serait un contresens pour ce livre qui hausse le niveau d’exigence et c’est vrai que ça pique très fort. Certaine.s ne sont pas prêts à l’entendre et on peut le comprendre. Comme souvent dans les collectivités quand on est au pied de la montagne, il faut aller respirer ailleurs (les auteurs proposent des pistes pour avancer et des exemples inspirants) et revenir pour trouver la force de connecter des alliés locaux, pas à pas. Ou alors passer à d’autres combats.
Je dis bravo à Manon Loisel et Nicolas Rio pour le courage de lancer des constats et des propositions aussi clairement. Gageons que nous, agents publics, saurons trouver des interstices pour écouter les gens et les agents (les démarches de conception nous aident beaucoup, elles auraient méritées d’être mieux mise en valeur).
Je le sais, il est possible de trouver des espaces de dialogues ouverts avec des élus et des agents et des gens. A chaque fois qu’on y parvient en équipe c’est une grosse bouffée d’oxygène sur des projets précis. Je me sens très concerné par ce livre et l’énergie quotidienne mise au service de ma collectivité vise à contribuer à trouver ces espaces, avec plein de limites de frustrations. Je me dis aussi que ces espaces sont nécessairement à trouver à petite échelle, celle du quotidien, des projets qui changent la vie, là où la défiance est moins forte qu’à d’autres échelles politiques.
Peut-être que c’est qu’une limite de ce livre est de considérer que la participation citoyenne est là où se passent l’essentiel des relations avec les citoyens. De mon côté je constate la multiplication de formats de rencontres moins institutionnalisés que ceux estampillés “concertation”. Ces espaces sont nichés dans les projets. Qu’on parle de diagnostics en marchant, de mises en récits ou d’immersions terrains, ou encore d’embarquer un panel citoyen dans un projet. La parole citoyenne est bien présente dans la fabrique de l’action publique. C’est même à se demander si le moratoire auquel les auteurs appellent n’aurait pas pour objet de reconstruire la participation citoyenne à l’aune de démarches d’assistance à maîtrise d’usage qui donnent une vraie place aux agents et aux élus. Pas de faux semblant dans ces démarches, les rôles sont assumés et l’espace à co-construire est autant que possible délimité en amont. Voilà qui ne règle pas tous les points soulevés vers les auteurs mais me semble plus clair que certaines fausses promesses.
Injecter cette culture de la transformation publique à tous les niveaux, projet par projet est de mon point de vue de nature à ouvrir des espaces et à outiller les agents et les gens en influence, faute du partage de pouvoir institutionnalisé auquel rêvent (et c’est stimulant) les auteurs. La proposition de tirage au sort qui figure à la fin du livre est intéressante mais c’est l’arme nucléaire qui nécessiterait une réforme constitutionnelle difficile à imaginer en ce moment…
Si on parle de partage de pouvoir je suis frappé de la proximité des méthodes d’intelligences collectives qui sont le socle méthodologique avec celles employées par un community organizer comme Organisez-vous pour la coalition citoyenne Paris 19e qui visent redonner du pouvoir d’agir aux habitants d’un quartier en portant une attention très forte aux “dominés” et aux inaudibles. Tout se passe comme si le socle commun de l’éducation populaire s’était séparé en deux branches irréconciliables, celle de ceux qui ont un pied dans les institutions (taxés de s’être compromis avec le pouvoir) et les autres (qui se vivent comme purs). Si ces démarches de community organizing proclament leur indépendance, elles me semblent avoir plus de liens qu’on ne l’imagine avec les pouvoirs publics.
Le plus dur au fond c’est bien de remettre de la controverse, de donner des espaces à ce qui gratte dans une fonction publique qui confond si souvent controverse et conflit politique, au risque d’être domestiquée et inaudible.
J’aime beaucoup la remarque d’Hubert Guillaud qui propose lui aussi une lecture de ce livre et note l’importance d’autorités administratives indépendantes comme le Défenseur des droits, pépite dont la rareté est inquiétante.
Si le grand malentendu avec les inaudibles et les groupes d’intérêt locaux perdure, c’est parce que le cadre de négociation local n’est pas bien posé, c’est un enjeu de conception institutionnelle. Rappelons-nous l’énorme envie de participer soulignée lors du mouvement des gilets jaunes avec le Référendum d’initiative citoyenne… Il existe bien depuis 2003 des référendum locaux, mais ils sont rarement utilisés et le mot référendum soulève un imaginaire politique qui en fait un dispositif repoussoir aux yeux des élus. La Commission nationale du débat public est garante du droit à participer et du droit d’initiative inscrit dans la Constitution mais les conditions sont suffisamment strictes (il faut que l’association soit agrée, ce qui suffit à désarmer la plupart des collectifs locaux) pour dévitaliser cette possibilité.
Et s’il manquait un dispositif plus souple garantissant un “droit de mise à l’agenda local” ?
Peut-être qu’il nous faudrait une “Autorité indépendante de la proposition publique locale” capable d’organiser des controverses à partir des projets avec un droit de proposition à des groupes locaux. Ce droit serait encadré et négocié à l’avance (comme les niches parlementaires) pour des groupes d’intérêt inscrits (comme le registre des groupes d’intérêt de la Haute autorité pour la vie publique)?
Il manque un espace régulé et transparent d’audition des groupes locaux. Quand on fait une loi à l’Assemblée les parlementaires auditionnent les groupes d’intérêt marchands mais aussi la société civile (ONG, associations ou collectifs), c’est souvent après que ça déraille parce que les luttes d’influences (notamment en provenance de l’Élysée et des partis) sont très puissantes au niveau national, mais au niveau local tout ça est parfois dilué (parfois hein) et à mon sens ça ouvre un espace de négociation. Si on veut transposer un logique de transparence qui existe au niveau national à l’instar du registre des groupes d’intérêt, le diable serait dans les détails puisque l’inscription sur un registre n’est pas agrément. Dans le premier cas c’est une volonté de participer au jeu démocratique assez ouverte, dans le second c’est une volonté de valider qui est légitime à participer à la démocratie… pas vraiment de quoi instaurer une confiance mutuelle.
Il manque aussi un vrai droit d’initiative pour les groupes minoritaires, comme les niches parlementaire à l’Assemblée et au Sénat qui permettent de décider pour un laps de temps très précis de l’ordre du jour et des propositions de lois. Cela ne remet en pas cause le fait majoritaire issu des urnes mais ouvre un espace d’expression institutionnel. Transposé à des groupes de citoyens locaux, est-ce que ce ne serait pas une manière de contribuer à un cadre plus respectueux d’une diversité d’acteurs ? Pourquoi ne pas imaginer sur le modèle décrit ci-dessous, de la niche parlementaire, une niche d’initiative citoyenne tous les ans dans les assemblées locales ?
Au delà de ces esquisses, la question majeure à approfondir est donc à mon sens : Comment pourrions nous construire un cadre de négociation territorial pour permettre aux inaudibles et aux groupes d’intérêts d’avoir le droit de faire des propositions aux assemblées délibérantes et/ou de les voter dans un contexte de justice sociale et environnementale ? Pour résoudre ce genre de question, on aurait besoin de toutes les parties prenantes animé par des designers et des juristes.
Mais à qui peut-on faire confiance pour organiser une telle démarche de réflexion et de conception? La commission nationale du débat public ? Le défenseur des droits ? La Haute autorité pour la transparence de la vie publique ? Le Conseil économique social et environnemental ?
Ce livre est précieux parce qu’il permet de se poser les bonnes questions. Si on prend au mot l’appel de Manon et de Nicolas à un moratoire, une chose est certaine : une telle réflexion ne se fera pas sans les acteurs de la participation citoyenne mais ce serait une erreur renforcer le silo. Tout l’enjeu serait de trouver les alliances avec d’autres acteurs, ceux des transitons, ceux de la transformation publique, les associations d’élus ou les collectifs citoyens qui cherchent à réinventer la démocratie ? Il faudrait des territoires d’expérimentation, peut-être qu’un réseau comme Action communes serait intéressé ? Ou la collectivité dans laquelle vous êtes agent ou élu ?
On avance ensemble ? Répondez à ce courriel ou en commentaire si vous avez des réactions ou des propositions !
En substance, ci-dessous mon parcours de lecture de ce livre, les titres ci-dessous sont les miens et les passages sont issus du livre. Lisez-le en intégralité, offrez le à vos élus, suggérez à vos documentalistes et bibliothécaires de l’acheter c’est vraiment important !
Très intéressant ! Voir sur le sujet aussi l'intervention d'Alice Mazeaud : https://vimeo.com/911968363